Littérature

Objets flottants

Maude Nepveu-Villeneuve

Shawn Cotton

Nous avons fait nôtre le fleuve immense

Ce double-recueil comprend une nouvelle de la romancière Maude Nepveu-Villeneuve et un poème en fragments de Shawn Cotton. Deux textes qui abordent, directement ou indirectement, l’insularité de Montréal et la présence invisible, hostile ou débordante du fleuve Saint-Laurent.  

Le récit

NOUS PLONGEONS

Montréal n’est que pluie, ce printemps – pluie, grisaille, fleuve et rivière qui débordent. Et lorsque le poète Shawn Cotton monte sur la petite scène du chalet du parc Lafontaine, il oublie d’enlever sa capuche bleue qui fait comme une onde au-dessus de ses cheveux bouclés. Lui succède la romancière Maude Nepveu-Villeneuve, sa voix claire, sa lumière châtaine, son visage d’enfant pâle et inspirée. Ils lisent des extraits de leurs textes, tous deux titrés Objets flottants, réunis en deux livrets imprimés de façon artisanale – « en risographie et sur presse typographique » – par l’atelier Abricot.

Ils ont choisi d’écrire sur le fleuve, ou plutôt sur le « je t’aime-moi non plus » du couple que forment les Montréalais et le Saint-Laurent, eux qui le voudraient plus immédiat, lui qui se dérobe à leur désir, captif qu’il est de son rôle de route industrielle.

Et de refuge pour conteneurs.

(....) Ça va faire deux mois dans trois jours que le bateau de mon frère a coulé dans le fleuve après s’être fait rentrer dedans par un porte-conteneurs. Les recherches n’ont pas donné grand-chose ; on n’a pas retrouvé Alexandre, juste des débris (...) Le fleuve avale les gens et recrache les choses.

(Objets flottants, Maude Nepveu-Villeneuve, ARCMTL, 2017.)

Le papa de Maude, navigateur émérite, lui a raconté qu’il avait chaviré, en kayak, en heurtant un élément de chantier du futur pont Champlain. Le récit a inspiré à Maude une nouvelle, liquide et empathique. Dans une langue délicate et crue à la fois, elle décline les états d’âme d’un ado dont le frère est englouti à jamais dans les eaux du Saint-Laurent. C’est poignant, et finalement lumineux. C’est un appel au rapprochement entre les gens et le fleuve, à la conciliation des usages.

Shawn, vers 14-15 ans, passait ses fins de semaine de musicien en herbe dans un local de répétition à Pointe-aux-Trembles, au bord de l’eau, avec son band. Il aurait pu raconter les nuits sur la petite plage, à fumer, quand il était trop tard pour attraper le dernier bus. Mais il a choisi la métaphore. L’île entourée d’eau, c’est lui : c’est son isolement de jeune poète montréalais qui fuit le mouvement, le bruit, les autres.

(....) Je suis assis dedans
le monde narcoleptique,

les rues déposent
leurs commodes de neige
chez nous ;

ne m’inquiètent plus
d’énormes bruits
venant de l’extérieur –

puis les jours pluvieux
traversent la carte
du secteur.

(Objets flottants, Shawn Cotton, ARCMTL, 2017.)

Ils lisent tandis que la pluie tombe, et la foule écoute, recueillie. Plus tard, entre bières et discussions, l’atelier Abricot imprimera sur place, à volonté, des affiches où figurent une veste de flottaison, une bouée de sauvetage, la surface de l’eau. Et nous partirons serrant entre nos mains les mots de Shawn et de Maude, émus, pressés de les lire en entier.

Le fleuve ne m’aura pas. C’est moi qui l’aurai. Demain, je vais partir à Rimouski – et quand je reviendrai à Montréal, ce sera comme on marche sur un terrain conquis, debout sur le pont d’un navire.

(Objets flottants, Maude Nepveu-Villeneuve, ARCMTL, 2017.)

cursor

L’utopie

En kanienke'ha (en mohawk), le fleuve immense qui nous entoure se nomme Kaniatarowanénhne (« Là où se trouve le grand fleuve ») ou Kahrhionhwa'kó:wa (« Le fleuve de grande taille ») ; en algonquin, Magtogoek, (« Le chemin qui marche »).

Avant l’arrivée des Européens, c’était la matrice, c’était la route, c’était le garde-manger des humains qui vivaient là.

Parmi ceux qui renouent avec cette idée du fleuve comme vecteur de vie / point nodal / centre de gravité, il y a Chantal Rouleau, ancienne responsable de l’eau et de ses infrastructures au comité exécutif de la Ville de Montréal. Elle dit que, pour les colons européens aussi, le fleuve fut un « berceau ». Elle ajoute : « le fleuve est un partage ». Chantal Rouleau est la mairesse de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles. Elle est entrée en politique parce qu’elle voulait créer une plage pour les habitants de l’Est.

C’est beau, d’entrer en politique pour offrir une plage aux sacrifiés de l’île. Elle a réussi. La plage est en cours d’aménagement entre la 94e et la 100e Avenue, sur la pointe orientale. Elle observe que le fleuve intéresse de plus en plus les Montréalais (« Les gens ne jettent plus leur "frigo" dans le fleuve. Ils veulent le protéger »).

Et de la même manière que les vélos ont commencé à détrôner la voiture dans la ville, les kayaks et canots s’approprient le Saint-Laurent, mettant à mal la toute-puissance des bateaux industriels. Non sans risques.

« Les gars en zodiac nous suivent jusqu’en plein milieu du fleuve, là où passent les navires, là où les porte-conteneurs filent à toute vitesse sans penser aux petites embarcations presque invisibles, comme les kayaks à la surface de l’eau, puis ils retournent vers le chantier en nous abandonnant comme si on était censés savoir quoi faire (...) »,

écrit Maude Nepveu-Villeneuve dans sa nouvelle Objets flottants. Et bientôt le kayak du récit, perdu sur cette voie maritime aussi vrombissante qu’une autoroute, se retourne, et la mort rôde. Mais le jeune héros, qui veut venger son frère noyé, finira par apprivoiser la menace liquide.  

S’approprier le fleuve, donc. Le disputer aux porte-conteneurs, aux berges routières ou ferrées. Arracher des accès, créer des oasis, se souvenir de la première moitié du 20e siècle, pourtant pleinement industrielle, quand les plages pullulaient (jusqu’à 50, en comptant les rives sud et nord ; au moins une dizaine sur les pourtours de l’île (1)).

NOUS VOULONS

Nous voulons que le fleuve soit à nouveau le « chemin qui marche », un chemin pour toutes et tous, un vecteur à partager. Nous voulons que les frêles esquifs de celles et ceux qui s’y aventurent ne se sentent pas en danger.

Nous voulons que des plages-oasis ornent ses rives comme des bijoux sur le cou d’une princesse impérieuse. Après la plage de Verdun et la plage de l’Est, poursuivons la reconquête des berges !

Nous voulons que les ruisseaux souterrains de Montréal émergent comme autant de serpents scintillants. Nous rêvons que soient mises au jour les mini-rivières enterrées, qui circulent sous le sol de la ville. Elles absorberont les eaux de ruissellement avant qu’elles n’aient eu le temps de se polluer au contact du sol et qu’elles n’encombrent les égouts. Elles favoriseront la biodiversité aquatique. Elles enchanteront petits et grands (2).  

Nous sommes Montréal. 
Nous voulons l’avenir, mais tout de suite.


1. « Montréal, un archipel coupé des eaux », Jean Décarie, Conseil régional de l'environnement, février 2005
2. Voir l'initiative Bleue Montréal, à l'initiative du Fonds mondial pour la nature (WWF)

Les traces

Objets flottants et l'accessibilité aux cours d'eau

Découvrez un extrait du double-recueil de Maude Nepveu-Villeneuve et Shawn Cotton, mis en page et imprimé par Julien Boisseau et Catherine Ouellet-Cummings de Abricot.

Carte d'identité

Maude Nepveu-Villeneuve

Maude Nepveu-Villeneuve

Maude Nepveu-Villeneuve enseigne la littérature et le théâtre au cégep du Vieux Montréal et, depuis 2011, fait partie des quatre têtes dirigeantes des Éditions de Ta Mère. À la suite de ses études universitaires en dramaturgie et en littérature, elle touche à différents genres littéraires. Après une incursion dans le monde du théâtre de marionnettes, elle publie des articles et des nouvelles dans quelques revues ainsi que dans les collectifs Le livre noir de ta mère (Éditions de Ta Mère, 2009), Maison des jeunes (Éditions de Ta Mère, 2013), dont elle assure aussi la codirection, et Ponts (Éditions de L’Aire, 2015), dans lequel elle cosigne un texte avec Noémi Schaub. Elle est l’auteure de deux romans, Partir de rien (Éditions de Ta Mère, 2011) et La remontée (Éditions de Ta Mère, 2015)

Shawn Cotton

Shawn Cotton

Shawn Cotton est un écrivain et un musicien qui se consacre à la poésie, à la littérature expérimentale, à la basse et à la performance. Outre son métier d’artiste, il travaille à la libraire Le Port de Tête et anime avec ses amis la maison d’édition Le Cosmographe. Il a collaboré avec de nombreux artistes et metteurs en scène comme interprète, arrangeur, musicien et auteur : Hanna Abd El Nour (Imagination du Monde, Volte21), Bernhari (Île-Jésus, Kryuchkova), Loui Mauffette (Dans les charbons), Skip Jensen (Spirit of the Ghost, Peine exemplaire pour ce tueur de chien), Mykalle Bielinski (Reverb) et Maxime Catellier (Nous avons marché dans la nuit de mai). Il a publié deux recueils de poèmes : Jonquière LSD (L’écrou, 2010), Les armes à penser (L’Oie de Cravan, 2012) et quelques 46 poèmes en revue (Nouveau Projet, Estuaire, LibertéCousins de Personne, Ectropion et autres). Il vit à Montréal où il travaille sur un recueil de poèmes.

Partage

Coproduction et codiffusion

ARCMTL
LA SERRE – arts vivants

Crédits de l’œuvre

Création Maude Nepveu-Villeneuve et Shawn Cotton
avec la participation de Julien Boisseau et Catherine Ouellet-Cummings

Vidéo

Réalisation et montage Joël Morin-Ben Abdallah; Caméra : Isabelle Stachtchenko, Charlie Marois, Joël Morin-Ben Abdallah;
Son Sophie Bédard Marcotte, Joël Morin-Ben Abdallah;
Le tournage a été rendu possible grâce à l'équipement de ON EST 10, coop de solidarité

Photos

Événement Vivien Gaumand
Portraits Manon Villeneuve © Maurice Vadeboncoeur, Shawn Cotton © Frédéric Chabot

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