Le récit
NOUS PLEURONS
Une bibliothèque, la nuit. Deux rangées de spectateurs se font face, et c’est le début du spectacle : tâcher de deviner, à la dérobée, lesquels d’entre eux sont les parents, les sœurs, les frères des 17 adolescents qui vont bientôt occuper l’espace.
Disons-le d’emblée : Que nous Soyons, l’œuvre chorégraphique, théâtrale et circassienne de Claudel Doucet, conçue avec les élèves d’une classe d’accueil fraîchement immigrés au Québec, est un bijou. La bibliothèque de l’école secondaire Paul-Gérin-Lajoie d’Outremont, où ils sont scolarisés, est son écrin. Et voir éclore la grâce intranquille de ces adolescents dans ce lieu-là – le leur – est un cadeau. Les voilà qui défilent, déclinant leur prénom. La planète entière se matérialise sous nos yeux. Ils viennent de Moldavie, de Bulgarie, de la République dominicaine, de Colombie, du Brésil, des Philippines, du Vénézuela, d’Iran, du Vietnam, de Corée du Sud, de Chine et d’Ukraine.
Par des jeux scéniques et des textes issus d’ateliers d’écriture, scandés en mille et un accents, ils nous entraînent dans l’intimité de leurs états d’âme. Je rêve d’une montagne de crème glacée /J’ai peur d’oublier ma langue d’origine / Je suis une personne de peu de mots / Je ne comprends pas Donald Trump / Je serai un Québécois... Mais aussi cette adresse au chef d’État vénézuélien, Vous avez détruit notre liberté, ou bien ce bouleversant Bonjour Papa (...) Je me demande si je pourrais aller vivre encore avec toi. Tu me manques beaucoup (…) Puis-je vivre avec toi ? Dans le public, on pleure. Au milieu des ados, illustrant la rencontre, la défiance ou la solidarité, les acrobates-danseurs Christine Daigle et Mathias Reymond se glissent avec tendresse dans leur univers. Arad l’Iranien, qui a ouvert le spectacle avec ces mots insolents, En Iran, on a du pétrole et de la poésie, clôturera l’événement en lisant un poème persan, traduit en français. Et c’est la fin. Et c’est un triomphe, youyous qui fusent, spectateurs debout, bouquets de fleurs, parents émus, metteure en scène exaltée, jeunes radieux, qui ont osé ouvrir leur âme en toute dignité.
Que vous soyez, que nous soyons, avec vous, dans une bibliothèque, la nuit.