Le récit
NOUS NOUS LIBÉRONS
Sortir de cette performance en pièces, en kit, en mille morceaux, en mille petits morceaux de doutes affreux, en mille points d’interrogation, dans un vertige immense. Sortir de cette magnifique salle de consultation des Archives de Montréal, rue Viger – ses élégantes colonnes blanches, ses coursives surannées, ses lampes intimistes – persuadés d’avoir vécu un rare moment de vérité toute nue. Sortir dans la rue en voulant chuchoter à chaque Montréalais-e croisé-e qu’il ou elle n’a pas idée de ce qui se passe dans nos tablettes, nos ordis, nos téléphones intelligents. « Big Brother, en comparaison, c’est une plaisanterie », nous confie un spectateur qui se vante de n’avoir qu’une centaine d’amis sur Facebook. Il a parfaitement raison. Nous sommes bien au-delà. Et nous n’avons rien vu venir. Pendant quarante minutes passées comme un éclair, quatre comédiens circulent autour de nous et distillent, façon monologues, leurs effarantes découvertes, leurs fables contemporaines, leurs historiettes terrifiantes de surveillance électronique. Il y a ce journaliste-musicien canadien interdit de séjour aux États-Unis après un examen de ses courriels lors du passage de la frontière, à cause d’un échange anodin autour d’une possible petite rémunération (illégale) pour un concert – la vraie raison étant probablement un article anti-Obama paru dans les années précédentes.
Il y a les membres de la famille Catalano, soupçonnés dans le cadre de l’enquête sur l’attentat du marathon de Boston, probablement parce qu’ils se renseignaient en ligne à la fois sur les autocuiseurs et les sacs à dos, deux éléments utilisés par les terroristes (1). Il y a cette plongée dans les arcanes de Facebook, où nous découvrons qu’il existe un autre profil que celui que nous exposons au regard de nos centaines d’amis, un profil qui compile nos goûts, nos fréquentations, nos intérêts, conçu pour les annonceurs. « Mon nom, mes photos, mes contenus peuvent être vendus sans que je sois dédommagée. Je suis vendue pour faire de la piasse sans que j’en voie une cenne », s’indigne Marilou Craft. Il y a cette offre de brosse à dents écoresponsable qui a surgi un jour sur l’écran de Marilou, correspondant pleinement à ses valeurs, alors qu’elle n’avait jamais fait la moindre recherche dans ce sens. Et d’autres histoires encore, où l’espionnage politique s’allie joyeusement à l’espionnage des marques, où nos vies respectives sont dessinées sans notre consentement. À la sortie, l’École de sécurité numérique 514 (2), une association sans but lucratif, donne des conseils pour cesser d’être traqués à chaque moment de notre vie. S’en emparer avec avidité. Craindre de ne jamais avoir le temps, le courage, de mettre en œuvre cette émancipation. Mais vouloir s’extraire de cette masse invisible et impitoyable. Et marcher sur le trottoir, dans la nuit montréalaise et automnale, décidés à rompre avec cette fausse fatalité.
(1) https://www.theguardian.com/wo...
(2) www.esn514.net