Le récit
NOUS DANSONS
C’est le 21 février, c’est l’hiver, et de jeunes adultes élastiques et boudeurs surgissent dans le hall de la station Place-des-Arts, en pantalons de sport noirs à bandes blanches, en chemises claires. Ils n’ont pas froid. Nous allons cesser d’avoir froid. Trois heures durant, nous les voyons célébrer le mouvement et la ville, danser sur un tapis roulant qui s’arrête et démarre au même moment que le métro qui circule juste en dessous. Ceux d’entre nous qui passaient par hasard, pressés par le souper à cuisiner, les enfants à aller chercher, se sont arrêtés. Nous sommes happés, nous sommes fascinés. Nous oscillons au rythme tonique et électronique de la bande sonore qui chuinte, ralentit, accélère, mugit ou valse au gré des fantaisies de son concepteur, qui est aussi le chorégraphe, ce lutin allumé, ce Tintin brun et joueur, Jacques Poulin-Denis. Il a imaginé un métro sillonnant l’île au grand complet, des stations partout, de Pointe-Claire à Rivière-des-Prairies, un rêve qu’on pensait possible dans les années 1980, et la voix dit :
Prochaines stations : Roxboro-Pierrefonds, station Ville Mont-Royal, station Beaconsfield et station Pointe-Claire. Correspondance entre la ligne orange flash, la ligne marron, la ligne grise et la ligne violette picotée vert pistache. Jonction avec la ligne fleuris, la ligne à rayures, la ligne à motif safari, la ligne fluo, la ligne arc-en-ciel, la ligne dorée, la ligne chocolat, la ligne rose nane.
Succession de danseurs sur le tapis roulant. Celui qui court à perdre haleine avec un bouquet de fleurs qu’il n’arrivera jamais à offrir ; la belle fille sans cheveux, agitée de tics et de crispations ; celle en chemise orangée qui entame une transe hip-hop au rythme des noms de stations imaginaires scandés par une voix hors champ, encouragée par le groupe des danseurs regroupés au bout du tapis ; le couple qui se contorsionne, s’encastre et s’enroule, elle intenable, articulant une colère silencieuse ; les danseurs qui se croisent, se contournent et s’ignorent, ou font mine de, comme nous dans le métro, puisque la façon de vivre la promiscuité dans les rames est bel et bien de ne pas se regarder.
Je me suis reconnu-e, disent à notre caméra les spectateurs massés tout autour, racontant aussi ce qui, dans leurs trajets quotidiens, dans cette routine qui pourrait être aliénante, relève de la pure poésie.
Le texte de Daniel Canty se glisse entre les sons et les mouvements, appelant de ses vœux le transport dans tous les sens du terme, formulant ses fantasmes : il rêve d’une « bulle incassable » qui voguerait à travers les rapides de Lachine, d’un hydroglisseur le long du canal, d’un funiculaire au-dessus de Kahnawake, et « Je voudrais que le métro devienne assez grand pour qu’existent des stations abandonnées (...) ».
Ce qui est extraordinaire, c’est de vivre cet extra-ordinaire dans un hall de métro ordinaire, et que la quotidienneté, d’un coup, révèle sa part d’extravagance, de folie, d’utopie.
Terminus. Merci d’avoir voyagé avec la Waltz,
dit la voix.
C’est fini.
Ils sont essoufflés.
Merci d’avoir valsé.